Martin Duru, “Entretiens radiophoniques 1961-1983” : les bonnes ondes de Michel Foucault, Philosophie Magazine, 22 octobre 2024
« On écrit pour n’avoir plus de visage », disait-il. Là-bas il n’en avait plus, de visage, il n’y était plus qu’une voix (presque) anonyme, et c’est peut-être pour cette raison que Foucault aimait tant y aller : à la radio. Pilotée par Henri-Paul Fruchaud, neveu du penseur, cette somme rassemble et retranscrit l’intégralité des émissions auxquelles Foucault a participé sur les ondes françaises. Dans bon nombre d’interviews, il explicite d’abord les thèses développées dans ses ouvrages, exercice d’autopromotion où il se montre très pédagogue, sans oublier de glisser ici ou là des punchlines bien senties. Ainsi, en 1968, il lâche au micro de Jean-Pierre Elkabbach sur France Inter : « je ne regarde pas l’homme d’un regard froid, je ne le regarde pas du tout ! » – pour signifier qu’il écarte la conscience pour privilégier « l’inconscient du savoir » et ses structures. Mais Foucault, et c’est la principale découverte du volume, fut aussi réalisateur d’émissions qu’il concevait et présentait lui-même. Entre autres exemples, on citera cette série novatrice de 1963 intitulée « Douleur et souffrance » : dans une logique immersive, Foucault interroge sur plusieurs épisodes des spécialistes et des quidams (une femme à la colonne vertébrale brisée, un mineur silicosé, un infirmier…) pour évoquer la souffrance au travail, à l’hôpital, et cerner les contours d’une douleur « vide et obsédante à la fois ». Le souci foucaldien d’être en prise avec le présent rejaillit également des interventions du philosophe sur l’actualité brûlante, comme lorsqu’en 1977, à l’occasion de la venue à Paris du dissident Vladimir Boukovski, il appelle à « une prise de conscience de ce qui se passe en Union soviétique ». Reste un dernier Foucault qui se révèle sur les ondes : le Foucault espiègle, malicieux, qui dans une émission avec l’écrivain Vincent Almira, joue soudain à l’interviewer naïf, posant des questions un peu bêtasses… À ce moment, c’est comme si l’on entendait son rire, ce rire qu’il avait, paraît-il, éruptif et sonore.